Un jour, je traversais à pied un parc d’un faubourg de Londres. Je notais alors que j’avais l’esprit entièrement occupé par des projections à propos d’événements futurs pouvant ou non se produire. L’idée me vint de laisser tomber toutes ces projections et d’être simplement à ma marche. Je remarquais combien chaque pas était totalement unique par sa sensation et sa pression et comment, à peine en prenais-je conscience, il disparaissait l’instant d’après pour ne jamais se répéter de la même manière.
Tandis que mon esprit était occupé à ces réflexions, il y eut une soudaine translation – de moi en train d’observer ma marche, à la seule présence de la marche. Ce qui arriva ensuite est simplement au-delà de toute description. Je ne peux que dire, de manière inadéquate en mots, qu’une incommensurable présence tranquille sembla descendre et envelopper toute chose. Tout et chaque chose devint intemporel et je cessai d’exister. Je disparus et il n’y eut plus personne pour faire l’expérience de quoi que ce soit.
L’identité avec l’unicité de toute chose est ce qui se produisit. Je ne peux pas dire que j’étais “un avec” ceci ou cela, car j’avais disparu. Je peux seulement dire qu’une identité absolue avec l’unicité en tout et en chaque chose s’était produite et qu’un amour débordant emplissait tout. Avec cela survint une pleine compréhension de la totalité. Tout cela c’était passé hors du temps en un éclair qui parut éternel.
Il s’en suivit directement une révélation contenue dans cet événement si magnifique et révolutionnaire dans sa nature, que je dus m’asseoir sur l’herbe pour en assimiler les conséquences. Ce que je vis était simple et évident d’une certaine manière, mais complètement intraduisible d’une autre. C’était comme s’il m’avait été donné une réponse qui n’avait pas de question. Il m’avait été montré un secret qui est un secret évident, ouvert ; et que tout et chaque chose, connue et inconnue, contient et reflète ce secret ouvert. La nature, les gens, la naissance et la mort, nos combats, nos peurs et nos désirs sont tous contenus en lui et reflètent un amour inconditionnel.
Pourquoi moi et pourquoi maintenant ? Comment pouvais-je avoir mérité de recevoir un tel cadeau sans rien à donner en retour ? Je n’étais certainement pas pur dans le sens biblique, ou selon tout autre critère reconnu… enfin c’est ce que me suggérait mon esprit. Je n’avais pas vécu une vie disciplinée de méditation ou d’engagement spirituel quel qu’il soit. Cette illumination s’était produite sans aucun effort de ma part ! Il m’était simplement venu l’idée d’observer ma marche, ce qui s’était produit d’une manière facile et naturelle ; et c’est alors que ce trésor avait émergé.
J’en vins aussi à reconnaître que ce don apparent avait toujours été disponible et qu’il le serait toujours. C’était la plus merveilleuse réalisation de toutes ! Qu’absolument indépendamment de l’endroit, du moment ou de l’humeur dans laquelle je pouvais me trouver, cette présence était prête à émerger et à m’embrasser. Ce trésor était à redécouvrir, mais certes pas par des pratiques et rites spirituels ardus et en apparence de grande portée. Pas du tout. Ce merveilleux trésor embrassant et recouvrant tout s’offrait dans l’essence d’un pas, dans le bruit d’un tracteur, dans mon sentiment d’ennui, dans la présence d’un chat assis, dans les sentiments de douleur et de rejet, en haut d’une montagne, ou au milieu de Balham High Street. Où que ce soit, je suis totalement environné et immergé dans la tranquillité, l’amour inconditionnel et l’unicité.
Tout ce qu’il y a est le rien étant tout. Et en part de ce tout, apparaît la croyance et l’expérience au quotidien d’être un soi séparé – un individu apparent disposant d’une volonté, d’un pouvoir de choix et d’une capacité à agir qui lui seraient propres. Ceci est spécifique à l’homme et est appelé conscience de soi. La plupart des gens prennent cela pour la réalité.
Ce sentiment apparent d’être séparé est à la racine de la souffrance, du mal-être et du sentiment de perte qui conduisent à chercher à y échapper ou à résoudre la situation. C’est l’Etre rêvant qu’il est séparé de lui-même, cherchant urbi et orbi un tout qui n’a jamais cessé d’être. C’est le rêve hypnotique de séparation qui, pour le rêveur, est très réel.
Le dilemme pour le rêveur en recherche est que le sentiment de séparation gouverne la quête de solution ce qui alimente plus avant le sentiment de séparation.
Le développement d’un « esprit » intelligent et capable de compréhension s’accompagne apparemment du pouvoir d’opérer des choix et des actions en une tentative de négocier avec le monde. Ces tractations ne sont pas toujours couronnées de succès et l’individu semble faire l’expérience de souffrances et de plaisirs qui lui seraient propres.
Tout ceci engendre également chez le rêveur une grande considération pour les conseils, les orientations et le contrôle qui émanent en apparence de l’esprit-qui-comprend. Toutefois, tant qu’il y a un sens de la séparation, il subsiste un sentiment d’insatisfaction ou de perte et une recherche visant à le dissiper.
L’entité séparée ne peut que tenter d’imaginer ou de projeter ce à quoi ressemble de ne pas être séparé. Ce qui est recherché est la possibilité d’un but ou d’un état futur pouvant être réalisé et qui, par conséquent, et en toute logique, doit être approchable. A partir de là, la fonction de la recherche et l’enseignement tourné vers le devenir, enferment le chercheur dans un état de constante aspiration à se rapprocher de quelque chose qu’il ne peut saisir. Tout cela est expression de l’Etre, se manifestant en tant que ce bon vieil esprit-qui-comprend, fiable et digne de confiance, fonctionnant de la seule manière qu’il connaisse… en perpétuelle agitation et constante anticipation. C’est cette activité tournée vers le devenir qui très efficacement maintient le chercheur dans le rêve hypnotique d’un élan vers quelque chose qu’il ne peut saisir.
Bien sûr, la Libération peut, apparemment, survenir, totalement à son gré en dépit de tous ces efforts.
Le seul autre espoir pour le rêveur, pour l’apparent chercheur spirituel, est de croire en une énergie bienveillante (disons Dieu, la Conscience ou un soi-disant maître illuminé) qui puisse être motivée pour le guider et choisir de l’influencer tout au long d’un cheminement finissant par conduire à la plénitude. Mais Il n’est aucun choix à quelque niveau que ce soit. Toutes ces idées de devenir, de but, de dessein, de choix et de destinée naissent au sein du rêve.
Le paradoxe tient à ce que l’Etre bien qu’apparaissant en tant que rêveur en recherche, n’est pas un état qui puisse être imaginé, conçu, atteint ou même réalisé à travers une quête dont il ferait l’objet. Etre ne requiert absolument rien… il est le Rien et le Tout - déjà complétude et plénitude immaculées. Rien n’a besoin d’être transformé ou atteint, abandonné ou trouvé, pour qu’Etre simplement Soit. L’apparence de séparation est simplement l’expression de l’Etre. L’idée même de quelque chose qui aurait besoin d’approcher ce qui est déjà, est merveilleusement futile. L’Etre est un comédien au public qui ne rit jamais.
Le chercheur rêvé éprouve un sentiment de perte et d’indignité et de ce fait se trouve très attiré par les enseignements dans le rêve qui impliquent la purification, l’effort soutenu, l’abandon, la dévotion et la culture de la renonciation et le détachement.
Il y a une sorte d’inéluctabilité logique et d’indéniable honorabilité attachée à ces notions qui résonnent avec le sentiment de manque. La voie quasi sans fin de l’effort assure joyeusement la prorogation de l’expérience individuelle. Ces idées semblent émaner directement de l’histoire d’une sagesse traditionnelle parfaitement cohérente et digne de foi et qui assurément doit être respectée, quand bien même elle ne nous parviendrait plus qu’en tant que mots couchés sur des bouts de papier.
Deux voies traditionnelles s’attachent à résoudre ou à échapper au sentiment de séparation : la méditation et le questionnement de soi.
Dans la méditation, il semble possible, par l’intermédiaire d’une guidance et de choix apparents, d’atteindre certains états de tranquillité ou de béatitude qui semblent meilleurs que le sentiment de séparation. La croyance prévalente est que l’effort assidu à la méditation va cristalliser l’état et finira par le rendre permanent. Mais ces états ne sont que des expériences personnelles subtiles survenants à l’intérieur de l’histoire rêvée. Ainsi à l’instar de toute autre activité inscrite dans le temps, ces expériences apparaissent et disparaissent.
Le questionnement de soi est un processus similaire dans le sens où l’individu à pour but de choisir d’agir ou de faire un effort pour atteindre un endroit nommé conscience qui, son maître le lui promet, apportera paix de l’esprit, joie et fin de toute souffrance.
Une grande importance est attribuée à la nécessité de mener une investigation rigoureuse des processus de pensées, etc. et de maintenir une vigilance prévenant « la distraction par des pensées centrées sur soi. »
Toute cette activité se fonde sur le principe de l’acquisition et du maintien d’une possession personnelle de l’unicité.
L’effet de l’état conscient est un mouvement apparent vers un plan de détachement qui à première vue semble très libérateur, puissant et sécure… Un peu comme être dans une cage de verre d’où la vie peut être observée sans que l’observateur soit jamais affecté. Cela demeure une expérience personnelle subtile empreinte de dualité, se déroulant au sein de l’histoire rêvée de la séparation. De ce fait elle est transitoire.
La conscience du déroulement de la vie n’est pas Etre la vie.
De façon prévisible, la conscience de soi (la présence à soi des bouddhistes) est facilement oubliée, perdue, ou encore submergée par les pensées du rêve ou par certaines situations fortement émotionnelles. La cage de verre est ébranlée et l’endroit où vous sembliez établi paraît à nouveau perdu. Le chercheur rêvé va se remettre au questionnement de soi, en quête d’un nouveau coup de pouce, à moins que ne soit réalisé que la culture de l’état conscient n’est simplement qu’un autre refuge au sein du rêve de la séparation.
Tout cela est simplement l’expression de l’Etre.
Une autre façon pour le rêveur d’éviter d’être, simplement, est de tenter de comprendre ou d’éclaircir sa propre nature. Il est très facile de se retrouver prisonnier de concepts non duels. La singulière et inexorable réitération de notions telles que « tout ce qui est, est Etre », « Tout est expression de l’Etre» ou « il n’est personne » est une forme de communication aride et simpliste. Elle n’aborde ni n’éclaire l’apparent dilemme du chercheur du rêve, et de toute évidence ignore l’essence énergétique primordiale de la vie se vivant elle-même, implicite dans le simple fait d’Etre.
Dire constamment qu’être éveillé ou assoupi n’a aucun sens puisque « Etre est tout ce qui est » est comme dire à un aveugle que son état n’est pas un problème puisque « voir est tout ce qui est » C’est de l’idéalisme pur. Bien sûr, il n’existe rien de tel qu’être assoupi ou éveillé, mais cela ne peut être vu avant la disparition de celui qui cherche à voir.
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Il est possible que puisse surgir la clarté, mais l’ultime compréhension n’est pas la libération. Cela dit, tout cette communication conceptuelle est secondaire en regard d’un élément primordial très illuminant. C’est élément est du domaine énergétique, il s’agit du déploiement impersonnel de la vie… la vibrante merveille implicite dans le simple fait d’Etre. C’est un déplacement énergétique, conduisant apparemment hors de la contraction vers l’illimité. Ce « sans limite » ne peut être possédé et par conséquent ne peut être concédé. Sa simplicité confond profondément l’esprit, mais il en émerge une reconnaissance impersonnelle qu’il n’est personne et rien à libérer. Toute idée de séparation, de souffrance individuelle, de libre-arbitre, de choix autonome, de sens, de dessein ou de but, de destiné, de hiérarchie et de tradition est simplement vue, par personne, comme le drame rêvé de l’Etre.
Il semble que l’esprit en recherche éprouve une fascination pour la lutte, la difficulté et la complexité. Tout le tissu de la « recherche spirituelle » est truffé d’histoires de constructions impressionnantes, apparemment reposant sur des débuts modestes. Le bouddhisme, la chrétienté et combien d’autres dogmes se disputent le fait d’avoir les meilleurs dieux. Les catéchismes du péché et de l’indignité, tout comme les notions de degrés de conscience et de niveaux d’éveil, sont inventoriés, questionnés, explorés, disséqués et font l’objet de farouches affrontements.
L’esprit adore l‘idée d’une illumination qui serait une sorte de lieu distant, virtuellement inatteignable, un espace parfait de félicité permanente, libre de toute souffrance et empli d’omniscience, d’omniprésence, d’omnipotence et de toute une ribambelle d’autres « omnis » très importants, affairés au calcul des tenants et aboutissants et déterminés à sauver le monde. Et bien sûr, comme toute cette gloire et cette distinction doit être conquise de haute lutte, il semble naturel qu’elle soit assortie d’une interminable errance dans les affres de « l’obscure nuit de l’âme », d’innombrables karmas passés, du péché originel, de la pensée juste, de l’action juste et de la préparation aux bardos. « Un conte narré par un sot, plein de bruit et de fureur, mais n’ayant aucun sens. »
Pourtant, Etre, simplement et naturellement Etre, est une constante tellement ordinaire et empreinte de tant de douceur. Quand cela est vu, c’est. Quand cela passe inaperçu, c’est.
Etre ne nécessite aucun effort et ne requiert aucun critère. Intemporel, il n’est pas de voie à épuiser, pas de dettes à payer. C’est déjà totalement su. Quand ceci est entendu et que la confusion se dissipe, quand la tension pour s’emparer de l’ultime se relâche et que la vibrante énergie d’être « la vie même se déployant » devient apparente, quelque chose d’autre émerge, de façon très naturelle, bien sûr, car il s’agit de tout ce qui déjà est.
Tony Parsons
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