dimanche 1 avril 2012

Stephen Jourdain


A la fois poète et philosophe, Stephen Jourdain transmet, par l’art d’écrire, à travers de nombreux ouvrages, et de décrire par sa verve, au cours de nombreuses conférences improvisée, l’art de veiller et d’être Moi.


Je crois que je devrais commencer par vous dire ce qu’est mon « expérience ». Elle est l’éveil, brusque et parfait, de l’esprit — de la personne intérieure — à soi-même, à son propre fait. Cette conscience n’est pas un état passager ; une fois apparue, elle demeure.

Quand cela m’est arrivé, j’étais un petit jeune homme, tout à fait normal. Je commençais de fumer, j’étais amoureux, et si je me posais des questions telles que « qu’est-ce que moi ? », ou « qu’est-ce que penser ? », avec une intensité et une passion peut-être exceptionnelles, et me singularisais encore en étant assez couramment sujet à des moments de perception différente, à d’injustifiables gouffres de félicité, il est absolument certain que je n’essayais pas d’atteindre cet éveil, ni à aucun mystérieux autre rivage de ma vie, n’en ayant pas la notion. Vraiment, je ne cherchais rien.

Si vous n’aviez pas médité le Cogito de Descartes, auriez-vous tout de même débouché ?

Si le Cogito n’avait pas existé, me serais-je quand même « éveillé » ? Je me suis souvent posé la question. Je ne sais pas… Possiblement, oui. La petite phrase de Descartes est merveilleuse, elle possède peut-être une efficacité particulière, mais elle n’est certainement pas le seul sujet de réflexion qui puisse devenir l’occasion de « l’éveil ». L’important est que le sujet de réflexion renvoie l’esprit qui réfléchit à son propre fait, l’oblige à passer et repasser près de son centre. Or, à peu près toutes les questions que je me posais à cette époque avaient cette propriété. Par ailleurs, une autre condition de l’éclatement de « l’éveil » est une tension extrême, paroxysmale de l’intelligence. Je vous ai dit qu’il n’était guère de jours qui ne me voyaient réfléchir avec cette intensité.

Vous avez à l’instant employé le mot « condition ». Selon vous, « l’éveil » est conditionné par quelque chose ?

Je ne peux que constater un rapport entre certaines circonstances mentales et la venue de cette « chose », il me semble infiniment probable qu’elle naisse toujours en ce même contexte ; il est donc bien difficile de ne pas parler de condition et de cause. Mais en même temps, dès que j’emploie ces mots, dès que je fais de la « chose » un résultat, une conséquence, elle se rebelle en moi, me hurle que je vais contre sa nature. « L’éveil est nécessairement « l’avant » de toute chose autre que lui-même et il n’est « l’après » de rien. »

… A côté de ces circonstances mentales, existe un autre facteur, beaucoup moins visible, du rôle duquel je n’ai pris conscience que tardivement, et que je ne crois pas moins essentiel : un certain état de la vision du monde extérieur.

Pouvez-vous préciser ?

C’est difficile. Si j’essaye de préciser la nature de cette vision, ce que je puis dire est que j’étais dans un monde essentiellement dynamique. Un monde arc-bouté, tendu, jaillissant, surabondant, faisant craquer tous ses corsages, un monde en marche aussi, lancé sur la pente d’un présent intense. Ce qui l’avait fait apparaître, c’était la lecture des poèmes de Rimbaud. L’univers avait commencé de « travailler » une ou deux années auparavant, la plante était déjà née, Rimbaud a brusquement amené un printemps, tout en conférant à la plante un visage défini.

Qu’avez-vous fait, immédiatement après que cela se soit allumé en vous, la première fois ?

Je suis resté une heure ou deux réveillé dans l’obscurité, œuvrant « l’éveil », grattant l’allumette et provoquant la flamme — qui était une même chose que le geste par lequel je la faisais brûler —, et jouant un peu avec cela, je crois, avec émerveillement. Le lendemain matin, ma première pensée a été « l’éveil », et savais-je toujours faire le geste ? J’ai découvert que oui, je savais, que cette chose miraculeuse était toujours là, et qu’elle serait présente jusqu’à ma mort, car je n’oublierais jamais le geste.
(...)

Quand cette chose-là vous est arrivée, avez-vous eu l’impression que c’était quelque chose qui était seulement pour vous, ou que cela pouvait arriver à tout le monde ?

Mon sentiment est très fort là-dessus. Cette chose ne tient en aucune façon à la nature particulière de mon esprit et peut jaillir en tout esprit. L’idée ne m’est jamais venue que cela pu être un don personnel. La possibilité de « l’éveil » appartient à l’âme humaine de la même façon que la possibilité de ressentir l’évidence 2 + 2 = 4.
(...)

Le problème de la mort, dans l’état « d’éveil », disparaît ? Vous n’avez jamais pensé à la mort, en état « d’éveil » ?

Je n’ai jamais pensé à la mort dans « l’éveil » pour une bonne raison, c’est que je n’y pense pas. Ce qui ne veut pas dire : le silence de la pensée. Le silence de la pensée et l’absence de la pensée sont des choses tout à fait différentes. On peut ne penser à rien avec une grande perfection, et il y aura autant de pensée dans cette soi-disant absence de pensée qu’en la pensée la plus intense. Il serait donc tout à fait vain de s’appliquer à faire taire sa pensée, à se vider, se laver l’esprit de toute pensée. « L’éveil » n’est pas une entreprise de vidange, ni de blanchissage. Je dis ça, parce que j’ai rencontré une personne qui passait ses jours et ses nuits à faire ça. Je fais monter la flamme de « l’éveil », « l’éveil » fait monter sa flamme, et la pensée succombe, et c’est une chose énorme, et fantastique, que cette mort ! Mais « l’éveil » peut très bien laisser le rêve se déployer (le rêve dont il n’est pas dupe et qu’à tout moment il peut foudroyer) et persister. Alors l’être « éveillé » pourra penser à la mort. Une vérité sur la mort se présentera tout de suite : cette réalité est une hallucination, une pure pensée. Certainement cette position est, vis-à-vis de « l’éveil », la plus rigoureuse et la, plus fidèle sur la question de la mort. Maintenant, si j’accorde réalité à la mort, si j’accepte de me situer au niveau de la pensée qui voit dans la mort une réalité, je pourrai essayer de répondre à la question : qu’est-ce que la mort ? À la lueur de « l’éveil ».

Est-ce qu’il y a une conscience de soi qui s’éveille ?

Mais… cette « chose » est la conscience de soi, c’est la possession de soi, c’est le temps du soi.


[Stephen Jourdain, La vie à l’endroit, dans L’Homme et la Connaissance, Le Courrier du Livre, 1965.]

http://www.revue3emillenaire.com/lire/lire.php?pid=503&art_ident=443

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire